Brex : « On n'a pas gardé les pieds sur Terre, ça nous a tués »
Sur la pelouse pelée du Principality Stadium, Juan Ignacio Brex attend d’être interviewé par les télévisions, la médaille de meilleur joueur du match autour du cou, la deuxième consécutive. Derrière la caméra, un groupe de supporters italiens lui fait de grands gestes et lui tend un gobelet de bière. Brex n’a pas besoin d’une deuxième invitation. Il traverse le stade en trottinant, siffle la bière d’un trait, enfile un casque romain, et enlace les fêtards, eux qui ont souffert de mille maux avant de connaître ces moments de gloire.
« Je me suis dit : ‘Allez, c’est parti, fêtons ça ensemble’ », raconte le joueur à RugbyPass. « Ces gens sont venus d’Italie juste pour nous voir. Ils ont dépensé beaucoup d’argent juste pour une journée, juste pour voir notre match. C’était vraiment particulier. Je les ai remerciés, car ils ont besoin de notre reconnaissance. Ils méritaient cette victoire. »
Brex a joué chaque minute de la campagne historique de l’Italie. La meilleure des Azzurri depuis leur ajout aux cinq nations historiques du rugby européen au tournant du millénaire. Un match nul à Lille qui aurait dû être une victoire, le ballon tombant du tee juste au moment où le demi d’ouverture Paolo Garbisi s’apprêtait à botter la pénalité de la gagne. La victoire sur l’Écosse, le premier triomphe dans le Tournoi à Rome depuis 11 ans, confirmé par un boulot bien mené au pays de Galles, les Italiens ont enfin décollé leur étiquette de « losers » en s’éloignant du bas du tableau.
Si cette incroyable progression n’était pas prévisible, le rôle de Brex dans celle-ci était encore plus improbable. Le trois-quarts centre a grandi à Buenos Aires dans une famille passionnée de rugby et, à l’aube de ses vingt ans, était un joueur qui pèse dans son pays natal. A ce moment-là, le Tournoi des Six Nations était un événement à regarder à la télévision, pas un objectif à atteindre.
De l’autre côté de l’Atlantique, il joue pour Pampas XV (équipe argentine alors intégrée à la Vodacom Cup, en Afrique du Sud), remporte des titres dans les catégories d’âge et au rugby à VII, et représente l’Argentine à plusieurs reprises, toutefois lors de rencontres non comptées comme des sélections officielles.
Pourtant, en 2016, Brex a le sentiment de stagner. Le rugby européen lui donne envie, et il se demande comment y faire son trou. La famille de son grand-père, aujourd’hui décédé, est originaire de Sicile, ce qui offre une voie précieuse pour accéder à l’élite italienne. Brex décide de tenter sa chance. Il contacte un ancien entraîneur du club de Viadana, à quelques heures au sud-est de Milan. Cela l’a conduit au Benetton Trévise, à la citoyenneté italienne et, après un long parcours administratif et une participation aux qualifications olympiques à sept, au maillot azzurro lui-même.
« J’ai joué beaucoup de tournois en Argentine et j’étais heureux », raconte Brex. « Mais j’ai toujours voulu jouer en Europe et à 24-25 ans, j’avais besoin d’une nouvelle expérience, d’une nouvelle motivation. Un entraîneur de mon premier club était en charge des avants de Viadana et m’a donné ma chance. J’ai joué pour Viadana pendant un an et demi, puis j’ai été recruté par Trévise ».
A son arrivée en Italie, Brex était un trois-quarts centre du genre à foncer dans le tas, à mille lieues du joueur raffiné qui a enflammé le Six-Nations. Avec ses presque 100 kg et son mètre 80, il avait tendance à jouer avant tout sur sa force brute. Deux éléments ont changé cela : l’arrivée d’Andrea Masi en tant qu’entraîneur des trois-quarts au Benetton en 2021, et les blessures successives contractées au poignet, qui ont poussé Brex à élargir la palette de ses talents.
« Il y a quatre ans, je me suis cassé le poignet deux fois et mes passes étaient nulles, surtout de gauche à droite, parce que je ne pouvais pas tourner mon poignet. J’ai dû beaucoup m’entraîner sur mes passes »
« À Viadana, j’étais un autre type de joueur, j’aimais jouer les un-contre-un, j’étais sans doute plus costaud. Même les premières années à Benetton, c’était la même chose. Mais il y a quatre ans, je me suis cassé le poignet deux fois et mes passes étaient nulles, surtout de gauche à droite, parce que je ne pouvais pas tourner mon poignet. J’ai dû beaucoup travailler ma passe, et Andrea m’a poussé à changer ma façon de jouer. Je l’ai compris, je peux toujours défier en un-contre-un, mais maintenant j’ai plus d’options, je peux porter le ballon, passer, je peux faire des choses que je faisais pas avant ».
Le rugby international est jonché de fantômes du passé pour l’Italie. Ceux que l’on croyait chassés durant le mandat de Kieran Crowley (2021-2023) sont revenus plus terrifiants que jamais lors de la Coupe du Monde. 96 points encaissés face aux All Blacks, 60 de plus contre la France.
Une fin de parcours humiliante pour le Kiwi, qui avait pourtant fait de l’Italie une équipe enthousiaste. Cela leur a permis de remporter des victoires éclatantes contre le pays de Galles et l’Australie, de marquer des essais et de vivre des moments forts. Gonzalo Quesada, considéré comme un brillant technicien, a été engagé pour le remplacer. L’Argentin a insufflé à cette ambition dans le jeu du pragmatisme et de l’intelligence de jeu.
« Terminer la Coupe du Monde ainsi, c’était terrible. Terrible », se souvient Brex. « Personne ne s’attend à prendre 90 points, même contre les All Blacks, ou 60 contre la France.
« Nous avons créé un nouvel ADN offensif avec Kieran Crowley. Auparavant, tout le monde considérait l’Italie comme une équipe lente, très physique, en mêlée, en maul… Kieran a essayé de changer cela.
« Quand le nouveau staff est arrivé, on disposait toujours de cet ADN et il fallait s’en servir. Il fallait conserver cette manière d’attaquer, tout en revenant à nos forces historiques, cette passion, cette dimension physique. On devait améliorer notre jeu au pied, mais Gonzalo nous a dit que si on constatait une opportunité, il fallait la saisir. Mais on faut savoir trier les ballons qu’on peut jouer et ceux qu’il ne faut pas jouer.
L’Italie a perdu de justesse contre l’Angleterre (24-27) et beaucoup plus largement contre le champion irlandais (0-36) avant la fin de partie complètement folle à Lille (13-13). Brex n’a pas forcément bien vécu toutes les félicitations reçues après ce match nul, trop condescendantes à son goût.
« Au début, c’était agréable de la part des amis et de la famille. Mais ç’a fini par me fatiguer. J’en ai parlé avec quelques coéquipiers : « ça suffit, je ne veux plus que les gens me félicitent pour un match nul’. On fait ce sport pour gagner, et on a laissé passer notre chance sur le terrain. Finies, les félicitations. C’était un levier de motivation de plus pour motiver l’équipe.
« Ce sont les leçons tirées du passé. Après avoir battu la Namibie et l’Uruguay lors de nos premiers matches de Coupe du monde, les applaudissements et les félicitations ont afflué. Les gens nous disaient ‘Bravo, maintenant vous devez battre la Nouvelle-Zélande et la France et vous pouvez le faire, bla bla bla’. On a cru qu’on pouvait le faire. Mais ce n’est pas parce que les gens l’ont dit que nous n’avons pas gardé les pieds sur terre. Et cela nous a tués. C’est la vérité. La Nouvelle-Zélande nous a montré comment aborder une Coupe du Monde et comment jouer au rugby. La France, c’est la même chose.
« L’équipe en a tiré des leçons, on ne veut plus vivre ce genre de choses, que les gens nous prennent de haut. On n’était pas dans le bon état d’esprit. »
Au début du quatrième match des Six-Nations, l’Italie se fait exploser par les Écossais. Trop passive, trop timide. Les Azzurri sont menés 14-3 et 22-10 à l’approche de la pause. Il fut un temps où ils se seraient écroulés à la manière de ruines romaines. Mais ce n’est plus le cas. Ils sont revenus dans le match avec une précision et une clarté dans le plan de jeu époustouflantes.
« Par le passé, lorsqu’on était menés de 12 ou 14 points, le match était perdu, c’était fini. On s’était dit pendant la semaine qu’il y aurait des moments difficiles, mais après le deuxième essai écossais, on a beaucoup parlé de notre défense. Notre ligne défensive manquait d’agressivité. Si vous passez votre temps à attendre, en défense et en attaque, il ne se passe rien.
« Tous les joueurs ont affiché un état d’esprit incroyable. Il le fallait car si un seul homme sortait du système, à ce niveau, c’était fini.
Le pays de Galles représentait un défi différent, et l’occasion de laisser enfin la cuillère de bois. Pas souvent à l’aise quand elle est attendue au tournant, l’Italie a cette fois conquis Cardiff en une demi-heure.
« Nous étions favoris contre le pays de Galles à Rome l’année dernière et ils avaient gagné. Gagner chez eux cette année, cela prouve que l’équipe grandit. Ces matches en sont l’illustration. La semaine du match contre le pays de Galles, on a beaucoup évoqué entre nous du fait qu’on était les favoris. Allait-on être capables de gérer cette attente ? On s’est dit qu’on n’était pas favoris tant que le match n’était pas gagné. »
La paire de centres italienne Brex – Tommaso Menoncello a fait saliver tout le monde durant le Tournoi. Une décennie sépare pourtant Brex, 31 ans, de son séduisant partenaire. Menoncello l’appelle d’ailleurs « papa ». Les deux forment une combinaison rare de puissance physique, d’intelligence situationnelle, et de coups d’éclat.
Menoncello est pur-sang intenable doté de bonnes mains, doublé d’un puissant gratteur de ballons. Brex est le fil conducteur de l’arrière-garde italienne et dirige sa structure défensive avec hargne. Il sait tout faire : jouer au pied, porter le ballon, faire jouer derrière lui au cœur du trafic. C’est là qu’il est le plus efficace : sur la ligne de front, avec des tirs d’artillerie qui fusent de partout.
« Nous sommes vraiment différents », explique Brex. « Tommy est meilleur pour battre les défenseurs en un contre un, et je suis plus doué pour assurer la continuité du jeu et mettre les partenaires dans les meilleures positions. J’essaie toujours de faire en sorte qu’il joue un duel parce que 80 % du temps, il gagne le contact, sans problème. Il est énorme, super puissant. Il a peut-être été touché par la grâce de Dieu. Qui lui a dit ‘OK, tu es l’Elu’. Physiquement, il a tout ce qu’il faut. »
« Je dois aider le demi d’ouverture 10. Le N.10 ne peut pas dire à 14 joueurs ce qu’elles doivent faire. Moi, je suis derrière lui pour lui faciliter la vie. Je suis le deuxième meneur de jeu ».
Il rayonne lorsqu’il évoque le tournoi, la joie de Rome et la victoire sereine de Cardiff.
« C’était historique, incroyable. On s’est dit après le dernier match que ça ne devait pas s’arrêter là. Nous sommes entrés dans l’histoire, mais ce n’est pas suffisant. On sait que ce sera difficile, c’est toujours difficile pour nous. Si nous restons à ce niveau, l’avenir sera pire. On ne peut rien donner aux autres équipes. On doit continuer à s’améliorer », encourage-t-il, loin de se contenter de ce millésime 2024 déjà exceptionnel pour l’Italie.