Esteban Abadie, la lente éclosion
Cette première sélection avec l’équipe de France, Esteban Abadie (26 ans, 1m88, 100 kg) en rêvait depuis qu’il était tout gosse. « Comme tout rugbyman on bosse pour et le rêve est de porter le maillot », raconte le troisième-ligne de Toulon dans le huitième épisode du BastaShow, à regarder en exclusivité sur la chaîne YouTube de RugbyPassFR.
Son parcours est des plus lents et mal tracés vers le très haut niveau. « J’ai fait 10 ans au Racing et mes deux dernières années j’étais avec le groupe pro. J’ai eu la chance de faire une feuille de match, mais j’ai pas réussi à passer le cap », raconte-t-il à Mathieu Bastareaud.
Une seule feuille de match en dix ans dans un club qu’il a intégré à l’âge de 12-13 ans. Il rentre à la 67e minute face à Toulouse le 15 avril 2018 à la place de Yannick Nyanga. 13 minutes dans une défaite et plus rien après. Il y en a depuis longtemps qui auraient compris que le rugby n’avait pas besoin d’eux. Pas lui.
A force d’acharnement
Lui, il s’est construit sur la résilience, sur la détermination, sur l’acharnement. Issu d’une famille de rugbymen, il y croit. Petit-fils d’Alain (ancien talonneur), petit-neveu d’André (pilier gauche, 1 sélection en 1964) et surtout fils de Geofrey, ailier de légende du Racing puis du Stade Français entre 1989 et 2000, deux fois champion de France (1990 et 1998), décédé tragiquement en 2015. En plus d’avoir un nom, Esteban va réussir à se faire un prénom.
« J’étais jeune, il y avait énormément de joueurs à mon poste : Bernard Le Roux, Chris Masoe, Yannick Nyanga ; que des internationaux. Quand t’es jeune, pour faire ta place c’est compliqué. J’étais un bon joueur mais je sortais pas du lot », reconnaît-il, lucide.
« J’ai voulu partir pour avoir du temps de jeu et je pensais que c’était la seule solution pour que j’y arrive. J’ai eu une opportunité à Brive (en 2019, ndlr). Ils m’ont dit que j’avais un an pour faire mes preuves. Ça s’est plutôt bien passé.
« Et après, pendant deux ans, j’ai pas trop joué, je jouais les matchs un peu casse-pipe à la Rochelle, Toulouse, Toulon. Pendant deux ans j’ai pas gagné un match. Ça, c’était compliqué. Ensuite j’ai eu cette blessure au cou (vertèbre fracturée au printemps 2021, ndlr). »
Quand Brive lui donne sa chance, il enchaîne… 50 matchs
Et puis un nouvel entraîneur arrive à l’été 2021. Arnaud Méla, ancien deuxième-ligne, quatre sélections avec l’équipe de France (2008). « Il m’a fait confiance sur le joueur que j’étais. Depuis, je suis revenu et je n’ai pas raté un match en deux ans », relève Esteban.
En tout, cela lui fera 50 sélections consécutives, dont 44 avec Brive et six avec Toulon, le club où il a débarqué à l’été 2023. Un record.
« Quand le corps suit, on ne va pas dire non », sourit-il aujourd’hui. « Quand Pierre (Mignoni, manager de Toulon, ndlr) a mis fin à la série cette année à Clermont (en novembre, ndlr), j’avais un peu les boules. Mais ça termine de belle manière, pas sur une blessure. Ça fait plaisir de l’avoir fait. »
« C’était très dur », admet-il en repensant aux feuilles qu’il a enchaîné tous les week-ends. « Quand tu joues dans des plus petits clubs, tu as moins d’effectif et on avait énormément de blessés en début de saison (à Brive, ndlr). On a commencé la saison à quatre au poste de troisième-ligne et on n’avait pas le choix. Le corps a suivi, la tête aussi.
« Mais comme j’avais commencé à jouer tard, que j’avais galéré pendant mes quatre premières années en pro, j’étais frais, j’avais faim, j’avais envie de jouer tous les week-ends. Tant que je pouvais, je continuais. Ça a suivi et j’en suis content. »
L’importance du temps de jeu
La meilleure chose qu’Esteban a faite dans sa carrière ? Quitter le Racing 92, club qui l’avait formé. Mais pour une raison essentielle : trouver du temps de jeu. Indispensable pour progresser, affirme-t-il.
« Quand on est un jeune joueur, l’expérience et la progression passent par le temps de jeu », assure-t-il. « Maintenant, c’est la meilleure des solutions : partir un an jouer en Pro D2, s’aguerrir – parce que le niveau est très, très bon, tu as des joueurs exceptionnels.
« Comme il y a beaucoup de joueurs pros – on a des effectifs de 30 à 40 personnes – je pense que le prêt est un modèle à revoir. Mais moi, c’est ce qui m’a permis d’arriver ici : partir dans un plus petit club, avoir du temps de jeu, faire mes preuves, acquérir de la confiance en moi et jouer. Si t’es pas au-dessus du lot dans les catégories jeunes, pour faire ta place dans les équipes pros aujourd’hui, c’est compliqué. »
Un parcours qui n’est pas sans rappeler celui de Thomas Ramos, l’arrière-ouvreur du XV de France (36 sélections) qui a offert la pénalité de la gagne aux Bleus pour terminer deuxième du Tournoi des Six Nations 2024.
En manque de temps de jeu au Stade Toulousain (Top 14) où il se trouvait depuis 2014, il a été prêté une saison à Colomiers (Pro D2) avant de revenir titulaire à Toulouse sous Ugo Mola.
« L’exemple de Thomas est le meilleur parce qu’il est l’un des meilleurs joueurs internationaux aujourd’hui. Il en garde un très bon souvenir et c’est la meilleure décision qu’il ait prise quand il était jeune », salue Esteban.
Enfin remarqué à Toulon
Alors que Brive luttait inlassablement pour le maintien pendant quatre années, Esteban Abadie était invisible malgré son temps de jeu exceptionnel. Il a suffi d’un contrat de deux à Toulon à l’été 2023 juste avant la Coupe du Monde de Rugby pour qu’il soit enfin remarqué.
« Quand t’es en club et que t’as pas tous les cadres, ça laisse plus de place aux joueurs comme moi ; j’ai pu bénéficier de l’absence des internationaux pendant cette Coupe du Monde », dit-il.
« Le staff m’a fait confiance, j’ai essayé de faire les meilleures performances possibles sur le terrain et prendre un peu cette place de leader. Mais aujourd’hui je reste à ma place, je sais qui sont les vrais leaders et j’essaie d’apporter ce que je peux et l’expérience que j’ai pu acquérir. C’était aussi un peu une revanche par rapport à ma carrière. »
C’est sur ce laps de temps très court – au regard de sa longue carrière en salle d’attente – que le staff du XV de France portera un regard sur lui jusqu’à l’intégrer dans le groupe de 34 joueurs pour préparer le Tournoi des Six Nations 2024 le 17 janvier.
Le début de son aventure en bleu
Il vivra sa toute première sélection internationale à Lille face à l’Italie le 25 février comme remplaçant. « Pendant les hymnes, tu as tout ton parcours qui défile, tous tes accrocs, tes échecs. Au début c’était les hymnes italiens et je commençais à avoir les larmes qui montaient. Je me disais : faut que je me calme », confie-t-il.
Le résultat de la rencontre restera dans l’histoire mais pas pour de bonnes raisons : c’est la première fois que l’Italie arrache le nul en 50 confrontations face à l’équipe de France (13-13). A ce moment du Tournoi, les Bleus touchent le fond et la cuillère de bois semble une sérieuse éventualité.
C’est dans ce contexte difficile qu’Esteban lance son aventure internationale. « Ça les rassure de savoir le parcours que j’ai », croit-il savoir.
« Jouer pendant quatre ans le maintien, mentalement ça forge un caractère de fou, parce que c’est pas que le maintien du club. Tu joues pour le club, mais tu joues aussi ta vie, ta carrière. En Pro D2, ton salaire est divisé par deux, ça impacte ta vie, ta famille, l’économie de la ville… t’as toute cette pression sur les épaules et c’est différent.
« Quand t’as vécu des choses comme ça, tu sais mieux aborder les choses et moins ressentir cette pression. Ça m’a énormément servi en tant que joueur. »
Dès lors, il espère que ce parcours avec le XV de France ne va pas s’arrêter là. Avec la tournée en Amérique du Sud qui se profile à l’été 2024, il sait qu’il a un coup à jouer.
« Les cadres ne seront pas là, du moins les finalistes du Top 14. C’est aussi en tournée qu’ils donnent du temps de jeu à des joueurs qui émergent. J’espère en faire partie, mais ça passe par des bonnes performances en club. C’est à moi de faire une bonne deuxième partie de saison pour espérer être appelé. » Lucide, jusqu’au bout.