Jack Willis, le dilemme de l'Angleterre
L’Angleterre se prive de Jack Willis, son joueur le plus en forme, pour une question de règlement. Mais il faudrait distinguer les cas entre les joueurs qui vont chercher un gros contrat en fin de carrière comme Owen Farrell et Kyle Sinckler, et ceux qui ont subi la mauvaise gestion de leur club comme Willis ou Henry Arundell.
Par Gavin Mortimer
Si l’Angleterre veut battre les All Blacks samedi, elle devra le faire sans son joueur le plus en forme.
Jack Willis enchaîne en effet les prestations de haut vol cette saison avec Toulouse, et les superlatifs commencent à manquer. « Aujourd’hui, c’était une masterclass Jack Willis », a été obligé de reconnaître Sébastien Piqueronies, le manager de Pau, après la victoire des Stadistes au Hameau lors de la 7e journée de Top 14 (22-14).
« Il a donné le ton », a poursuivi Laurent Thuéry, l’entraîneur responsable de la défense toulousaine. « Ce que j’ai aimé, c’est qu’il a été dominant au plaquage ».
Dominant au plaquage, performant ballon en main, et peut-être encore plus significatif, toujours dangereux sur les points de regroupement. « À chaque ruck, tu le vois, on ne sait pas comment il fait », lâchait un Mathis Lebel admiratif. « Quand il nous fait des matchs comme ça, il apporte vraiment beaucoup à l’équipe ».
Signe de son intégration de sa volonté de s’inscrire dans le projet toulousain, Willis s’exprime déjà dans un excellent français
On a encore pu constater à quel point Willis était devenu vital aux champions d’Europe début octobre. Touché à la cuisse, il a raté deux rencontres : Toulouse a perdu devant l’UBB à Ernest-Wallon (première défaite à domicile depuis deux ans et demi), et a enchaîné par un revers à Castres.
L’Anglais a fait son retour avant le déplacement à Pau, répondant aux questions des journalistes dans un excellent français. À la différence de bon nombre d’anglophones débarqués en Top 14 qui n’arrivent pas à aligner trois mots dans la langue de Molière après deux ou trois saisons, lui s’y est immédiatement immergé. Signe de sa bonne intégration et de sa volonté de s’inscrire dans le projet toulousain.
L’une des questions a concerné son futur : où jouera-t-il dans les années qui viennent ? Le 3e ligne a ri, puis a confirmé que sa décision était prise, sans toutefois la dévoiler.
Les médias s’en sont chargés pour lui : il a prolongé son contrat jusqu’en 2029. Il aura 33 ans à ce moment-là, un âge auquel la plupart des flankers pensent à raccrocher les crampons.
En d’autres termes, à moins que la RFU ne change d’avis sur sa règle excluant les joueurs évoluant à l’étranger de la sélection internationale, la 14e et dernière sélection de Willis sera son apparition contre le Chili lors de la Coupe du Monde 2023.
En considérant qu’il maintienne un tel niveau de performance jusqu’à l’année prochaine, Willis pourrait cependant bien faire partie des Lions britanniques et irlandais qui iront en Australie l’été prochain. Capable de jouer à tous les postes de la 3e ligne, le Toulousain apporterait également sa capacité à se sublimer dans les grandes occasions, comme il l’a montré lors des trois finales disputées (et remportées) en ‘rouge et noir’ (deux en Top 14, une en Champions Cup).
Woodward : « C’est simplement insensé d’être ainsi pieds et poings liés par l’impossibilité de sélectionner des joueurs évoluant à l’étranger »
L’ancien capitaine du XV de la Rose Lawrence Dallaglio et l’ancien sélectionneur Clive Woodward font partie de ceux qui, cette année, ont critiqué la politique de la RFU. « Le sélectionneur anglais a besoin de travailler dans cadre irréprochable. C’est simplement insensé d’être ainsi pieds et poings liés par l’impossibilité de sélectionner des joueurs évoluant à l’étranger », a déclaré Woodward ce mois-ci au Daily Mail.
Le coach champion du monde a cité quatre joueurs qui, selon lui, amèneraient « de la profondeur et de la valeur au projet de l’Angleterre » : Owen Farrell, Jack Willis, Henry Arundell et Kyle Sinckler.
Il faut cependant faire une distinction importante entre Sinckler et Farrell, et Willis et Arundell. Le deux premiers ont passé la trentaine et approchent la fin de leur brillante carrière. De plus, ils ont rejoint respectivement Toulon et le Racing 92 avant tout pour des motifs financiers. Ils auraient pu prolonger leur bail à Bristol et aux Saracens, mais ont opté pour une nouvelle aventure.
« Parfois, c’est compliqué de garder la flamme quand tu fais la même chose tous les jours. Ça devient plus un job qu’une passion. C’est pour ça que je suis venu à Toulon, pour retrouver la passion », expliquait le pilier récemment.
Pour Willis et Arundell, le contexte est différent des Farrell, Vunipola, Sinckler…
Le contexte était différent pour Willis et Arundell. L’ailier, qui aura 22 ans le 8 novembre, avait rejoint le centre de formation des London Irish à 14 ans, et avait fait sa première apparition en pro en novembre 2021. Il avait paraphé à la fin de la saison 2021-2022 un contrat longue durée, qui s’est transformé en contrat à court terme : le club a coulé financièrement la saison suivante, et les joueurs ont dû trouver un autre club.
Pour Arundell, ce fut de s’engager un an avec le Racing 92, un contrat depuis prolongé de deux saisons. « Jouer ces gros matchs, participer au Top 14 où chaque semaine tu joues des matchs importants qu’il faut gagner, c’est un apprentissage », jugeait Arundell au début de la saison. « Tu apprends à échouer, tu apprends à devenir un meilleur joueur ».
Willis, de son côté, a été victime de la banqueroute des Wasps en novembre 2022. Un événement qui l’a profondément affecté. « Ce qui s’est passé aux Wasps a été terrible », a-t-il déclaré en 2023. « Je ne pense pas que je m’en remettrai un jour. C’est une cicatrice que je garderai à jamais ».
Dans une interview exclusive accordée à RugbyPass l’an dernier, il avait confié qu’il aurait aimé rester toute sa carrière aux Wasps, mais cela n’a pas été le cas. Un jour, il faisait partie d’un des clubs les plus prestigieux d’Angleterre et le lendemain, il était au chômage.
Mais Willis a eu plus de chance que certains de ses ex-coéquipiers. Moins d’un mois plus tard, Toulouse lui proposait un contrat de six mois. Prolongé une première fois de trois ans, jusqu’en 2026, puis une seconde fois jusqu’en 2029.
Il y a un évident sentiment de gratitude de Willis envers le Stade Toulousain, et d’Arundell envers le Racing 92
« Grâce à Toulouse, j’ai retrouvé foi en le rugby », estimait-il auprès de RugbyPass l’an dernier. « Ce que j’apprécie à Toulouse, c’est la manière dont le club traite ses anciens joueurs. On en retrouve partout dans les bureaux, ou parmi les coachs. C’est le signe d’un club qui s’occupe bien de vous. »
Il y a un évident sentiment de gratitude de Willis envers le Stade Toulousain, et d’Arundell envers le Racing 92. C’est sans doute la raison qui fait qu’ils sont prêts à sacrifier leur carrière internationale. Par loyauté envers le club qui les a accueillis à un moment difficile de leur vie.
La fédération anglaise devrait faire le distinguo entre ces joueurs qui se sont retrouvés dans des situations compliquées à cause de la mauvaise gestion de leur club, et d’autres comme Farrell, Sinckler, Lewis Ludlam ou Billy Vunipola.
Woodward a raison : l’intransigeance de la RFU envers les joueurs évoluant en France est « simplement insensée ». Willis a fait d’énormes progrès depuis qu’il a rejoint Toulouse et qu’il côtoie au quotidien certains des meilleurs joueurs de la planète comme Antoine Dupont, François Cros, Romain Ntamack ou Julien Marchand.
Il en va de même pour Blair Kinghorn, le trois-quarts polyvalent de l’Écosse. Lui est arrivé à Toulouse après la Coupe du Monde 2023 et six mois plus tard, il soulevait la Champions Cup. « On veut toujours jouer le meilleur rugby possible », déclarait-il après avoir battu le Leinster en finale. « Ce que je vis ici est vraiment extraordinaire. »
Contrairement à Willis, Kinghorn jouera pour son pays lors des rencontres internationales du mois prochain, car l’Écosse sélectionne ses meilleurs joueurs, quel que soit leur lieu de résidence.
Cet article a été initialement publié en anglais sur RugbyPass.com et adapté en français par Jérémy Fahner.