L'Amérique du Sud peut-elle devenir la nouvelle terre promise du rugby ?
L’Amérique du Sud peut-elle devenir la nouvelle terre promise du rugby, ou est-ce uniquement une illusion, qui manque de cohérence, de soutien et de joueurs ? Depuis une dizaine d’années, les Sud-Américains ont laissé entrevoir une nouvelle ère : le Brésil a battu les États-Unis et découpé la mêlée des Maoris All Blacks aussi facilement qu’on couteau tranche un bolinho de queijo (un petit pain au fromage typique du Brésil) ; l’Uruguay a signé une victoire marquante sur les Fidji lors de la Coupe du monde 2019 ; la qualification du Chili pour le Mondial 2023 a bouleversé le jeu, gagnant le cœur du public. De quoi attirer à nouveau l’attention sur un continent dominé par les Pumas d’Argentine.
Tout le monde connaît l’amour profond et indéfectible que les supporteurs sud-américains portent à leurs équipes, remplissant les stades, insufflant une passion aussi folle que magnifique dans leurs chants, leurs couleurs et leurs banderoles. Mais le rugby n’a pas (encore) l’aura du football, du volley-ball ou du basket-ball, trois des sports les plus pratiqués en Amérique du Sud, et l’on se demande encore s’il peut être accueilli avec la même chaleur.
Le Super Rugby Americas – anciennement nommé Super Liga Americana de Rugby – a été lancé en 2023, mais depuis que le Covid-19 a fait irruption il y a quatre ans, aucun tournoi international n’a eu lieu en Amérique latine. Pour chaque étape positive, un nouvel obstacle se dresse, entravant le potentiel de l’Amérique du Sud et ses capacités à organiser ce qui pourrait être une Coupe du monde de rugby masculine ou féminine exaltante dans les années à venir.
« Notre problème, c’est que l’on perd nos meilleurs joueurs »
Ignacio Chans, journaliste sportif uruguayen expérimenté, nous aide à y voir plus clair sur la direction prise par son pays. Los Teros ont confirmé leur belle victoire sur les Fidji en signant d’autres performances impressionnantes en France l’an dernier, tandis que l’équipe U20 a manqué de peu une qualification pour la Coupe du monde de la catégorie, abandonnant le trophée à l’Espagne en finale après avoir sorti l’Écosse en demie.
« Les deux dernières Coupes du monde ont eu un impact positif, mais cela n’a pas amené une arrivée massive de nouveaux joueurs », remarque Ignacio Chans, auprès de RugbyPass. Le plus gros défi, c’est d’amener plus de joueurs capables de jouer au plus haut niveau ou au minimum, de battre la Géorgie, les Tonga et les autres équipes du Tier 2.
« Notre problème est le même que celui rencontré par le Portugal ou l’Espagne : on perd certains de nos meilleurs joueurs à partir du moment où ils entrent à l’université. La perspective d’une carrière plus stable en tant que physicien, avocat, infirmier, prof, etc. a un impact sur le futur de certains de nos meilleurs U18. La fédération investit massivement sur ces jeunes, pour rien au final quand ils décident de quitter le club ou l’équipe nationale. Mais désormais, la fédération piste ces talents plus tôt, et essaie de déterminer s’ils veulent devenir professionnels ou seulement jouer jusqu’à 18, 19 ou 20 ans. En choisissant les joueurs sur lesquels miser, on a là peut-être une solution pour détecter les futures stars de l’équipe nationale. »
Le rugby est le 3e sport le plus populaire en Uruguay, devancé uniquement par le football et le basket. La fédération a lié sa franchise de Peñarol au club de foot qui porte le même nom, attirant entre 3000 et 4000 supporteurs à chaque match de Super Rugby Americas.
Certains pensent que la clé de la croissance en Amérique du Sud est d’exploiter le profil et le prestige des Pumas, et reprochent à l’Argentine de n’organiser que peu de matchs contre ses voisins émergents. Chans voit les choses différemment.
« Il faut comprendre que pour l’Argentine, jouer contre un pays comme l’Uruguay n’est pas très intéressant en termes de business. Mais le grand voisin a toujours eu un rôle clé pour le développement du rugby dans la région. Non seulement ils envoient Argentina XV (l’équivalent de l’équipe de France A’) chaque fois qu’un voisin en a besoin, mais ils forment les entraîneurs ou envoient des techniciens, ouvrent leurs tournois de jeunes aux autres pays… Et, bien sûr, ils apportent un soutien politique et technique pour rendre possible la création de Super Rugby Americas. Les test-matchs font figure de récompense, et Los Teros vont affronter l’Argentine cet été. »
Sur la question d’accueillir une Coupe du Monde, « la plupart des fédérations sont encore trop loin du niveau requis, estime Chans. Le développement du jeu, en particulier du jeu féminin, a besoin de plus de temps, d’idées et d’investissements. Le facteur économique est le plus grand problème pour l’Amérique du Sud. Pour l’instant, les conditions ne sont pas réunies pour organiser une Coupe du monde transfrontalière. Le deuxième problème serait le nombre de supporteurs et la possibilité de remplir les stades. »
Brésil : un conte de fées
En effet, si l’Uruguay et le Chili ont goûté au vertige de la Coupe du monde, et ont même brillé sur le circuit de Sevens, le Brésil, la Colombie, le Pérou, le Paraguay, la Bolivie, le Costa Rica, le Venezuela et quelques autres n’en sont qu’au début du chemin.
Victor Ramalho, directeur de la communication de la Fédération brésilienne de rugby, explique pourquoi son pays ne connaît pas le même succès.
« La pandémie a entraîné la fermeture de plusieurs dizaines de clubs et de programmes de rugby social, ce qui a fait chuter le nombre de pratiquants. Mais nos problèmes sont apparus bien avant 2020 », informe M. Ramalho, qui dirigeait auparavant l’un des plus grands médias sur le rugby en Amérique du Sud, Portal do Rugby.
Au pays des quintuples champions du monde de foot, le rugby a commencé à se faire une place à la télé en 2003, avec la Coupe du Monde en Australie. À partir de là, la croissance a été continue, ESPN et Star+ couvrant toutes les compétitions internationales. Cela a incité un plus grand nombre de personnes à regarder les matchs, à s’intéresser au sport et à rejoindre un club. Le gouvernement a investi dans des programmes sociaux, et le rugby a trouvé de nombreux adeptes.
« Malheureusement, la plupart des clubs et des directeurs n’ont pas su créer les structures de base pour garder ces fans. La plupart des nouveaux clubs ne se sont jamais préoccupés de créer des catégories de jeunes, ce qui explique pourquoi notre croissance a plafonné entre 2014 et 2016. Le développement s’est fait sur la quantité, pas sur la qualité ce qui peut expliquer ce déclin. »
Dans les années 2010, les dirigeants brésiliens se sont principalement concentrés sur le sport d’élite, et les performances insuffisantes chez les jeunes posent désormais un problème. Alors que les investissements ont permis aux Tupis (surnom de l’équipe nationale masculine du Brésil) et aux Yaras (équipe nationale féminine) de progresser, et qu’un événement tel que le match de 2018 contre les Maoris All Blacks a attiré 35 000 spectateurs au stade de São Paulo, la base du rugby n’a pas été alimentée au même rythme. La pandémie a révélé les problèmes du Brésil et entravé sa croissance. Aujourd’hui, pour lui il s’avère plus difficile de suivre l’Uruguay et le Chili.
« On s’attache à poursuivre notre programme de haute performance, et à construire des carrières viables pour les joueurs de la franchise des Cobras et de la sélection nationale », rappelle Ramalho. Mais ces trois dernières années, on s’est attelés à remodeler et investir à la base du système. »
« La situation actuelle crée non seulement un vide compétitif, certaines équipes ne jouant que quelques matchs par an, mais aussi un problème commercial et de parcours. »
Toutes ces mesures pratiques se heurtent à la culture rugbystique des pays eux-mêmes. En Amérique du Sud, tout le monde ne partage pas les mêmes traditions et les mêmes philosophies en matière de rugby.
« Les fans des pays dominants doivent prendre en compte les nombreuses différences, non seulement culturelles, mais aussi sur la façon dont le rugby s’est développé », poursuit Ramalho. « En Argentine, au Chili ou en Uruguay, le rugby est ancré parmi les clubs sociaux sportifs des classes supérieures, créés et développés il y a un siècle. On y trouvait aussi du tennis, du squash et d’autres sports, ce qui a facilité la création d’un système pour les jeunes. Encore aujourd’hui, des clubs de Buenos Aires, Santiago ou Montevideo disposent de fortes communautés. »
« Au Brésil, ce type de clubs est quasiment inexistant, principalement en raison de la façon dont les villes ont été construites dans les années 1960 et 1970. Cela peut sembler anodin, mais en réalité, cela crée un fossé important entre les pays. On retrouve ce phénomène au Pérou, en Bolivie, en Colombie et dans d’autres pays. Les clubs de rugby brésiliens ont du mal à trouver des terrains adaptés, ce qui a un impact sur leur développement, en particulier sur les programmes destinés aux jeunes. Le meilleur moyen est toujours de s’associer avec le gouvernement ou les ONG qui souhaitent mettre en place des projets sociaux. Le rugby au Brésil n’est pas un sport basé sur des clubs de classe supérieure et cela se voit dans les équipes nationales. »
Ramalho plaide également en faveur d’un tournoi international annuel pour renforcer l’intérêt et développer les joueurs.
« Pendant que le Japon participe à la Pacific Nations Cup et l’Argentine au Rugby Championship, l’Uruguay, le Chili et le Brésil n’ont pas de véritable compétition pour la seconde moitié de l’année. Nous avons besoin d’un tournoi continental qui puisse susciter l’engagement des supporteurs. La situation actuelle crée non seulement un vide compétitif, puisque certaines équipes ne jouent que quelques tests par an, mais aussi un problème commercial et de parcours. »
Pourquoi les féminines ont-elles la clé
Malgré ces années noires, le Brésil se bat pour se faire une place dans l’Ovalie mondiale, une volonté partagée par la Colombie. Participantes du tout premier WXV l’année dernière, les Colombiennes tentent également de construire leur propre système.
« Le WXV peut nous aider à accroître le nombre de joueurs et de supporteurs », espère Catalina Palacio, directrice des opérations. « Nous avons surmonté les obstacles un à un, comme la création de tournois à 10, puis à 12, et certaines régions jouent enfin avec des équipes à XV. Nous nous concentrons également sur le développement des tournois nationaux de jeunes et, en 2023, nous avions 1 000 et 1 500 joueurs licenciés chez les U18 féminins et masculins. Nous espérons que d’ici 2028, nous aurons étendu ce système aux moins de 14 ans et peut-être même au-delà. »
La Colombie affiche une culture sportive dynamique, avec le football, le basket-ball, le cyclisme, le volley-ball, l’athlétisme et le patinage de vitesse parmi les principales attractions du pays. Mme Palacio reconnaît qu’il reste « un long chemin à parcourir » avant qu’il en soit de même pour le rugby en termes de popularité.
« Nous avons maintenant une base de fans solide, mais c’est loin de suffire pour remplir les stades », ajoute-t-elle. Pour que le rugby se développe dans la région, il faut de meilleures structures et une population de supporteurs plus large et plus fidèle. L’Argentine dispose de cent ans d’avance, c’est un avantage qu’on ne pourra jamais combler. »
« La Colombie a perfectionné son modus operandi interne, mais nous n’avons pas encore réussi à construire des stades ou des infrastructures qui nous appartiennent exclusivement. Si, en Uruguay, le lien entre le football et le rugby est évident, en Colombie, ce n’est pas le cas. Cela peut être un avantage, car cela nous fait rencontrer plus de gens, mais en même temps, cela peut aussi nous rendre plus vulnérables. »
L’appel lancé par la Colombie aux fédérations sud-américaines pour qu’elles élaborent des stratégies communes est partagé non seulement par les dirigeants, mais aussi par les jeunes. Sudamerica Rugby, l’organe directeur du continent, a mis en place une équipe chargée de partager les compétences et l’expérience entre les nations, un concept salué par le responsable de la formation et de l’éducation de la Fédération brésilienne de rugby, Gabriel Cenamo.
« Dans mon pays, la croissance se fait à plein régime, principalement au niveau des jeunes », explique-t-il. « Nous vivons tous sur le même continent, mais les différences culturelles sur le domaine social ou sur le rugby sont énormes. Au Brésil, le principal problème est le manque de structure. La fédération a fait un excellent travail, mais les clubs ont encore beaucoup de défis à relever pour devenir compétitifs. »
Cenamo met en évidence deux domaines clés dans lesquels le continent peut tirer son épingle du jeu.
« La solution pour l’Amérique du Sud viendra du rugby féminin, qui connaît une forte croissance, un afflux de sponsors et de fans. L’autre facteur clé, ce sont les valeurs que l’on peut promouvoir dès le plus jeune âge. Je crois dur comme fer en ce qu’elles portent, et qu’elles peuvent être porteuses de changements pour tout le monde. »
Au milieu de ce joyeux bazar foisonnant d’idées et de valeurs qu’est le rugby sud-américain, les supporteurs doivent saisir son potentiel, mais aussi les défis qui l’attendent. La richesse culturelle et sportive du continent a longtemps poussé les amateurs de ballon ovale à se demander ce que ça pourrait donner avec plus de moyens, de structures, et de temps, surtout. Mais à la manière d’une bossa-nova lancinante, il ne faut pas précipiter les choses.