Bilan de la France au Six Nations : anatomie d’un sauvetage
Soyons honnête : peu de monde pariait que le XV de France terminerait dans le haut du tableau du Tournoi des Six Nations 2024. Les trois premières journées avaient été catastrophiques et le Midol titrait en Une : Anatomie d’une chute, en référence au film de Justine Triet, affirmant que « le XV de France de Fabien Galthié a perdu le fil de son jeu, de ses hommes, de son rugby en quatre mois ».
Or, contre toute attente, c’est bien à un sauvetage auquel on a assisté alors qu’effectivement tout était perdu.
Mercredi 31 janvier : la relance
Ce jour-là, Fabien Galthié dévoile la composition de l’équipe qui affrontera l’Irlande deux jours plus tard en ouverture du Tournoi des Six Nations 2024. Avec les blessés (Gabin Villière, Anthony Jelonch, Emmanuel Meafou, Thibault Flament, Romain Ntamack, Jean-Baptiste Gros, Sipili Falatea, Pierre Bourgarit…), les absents (Dupont pour cause de Sevens) et le retour de deux joueurs qui avaient annoncé leur retraite un peu trop tôt (Uini Atonio et Romain Taofifenua), « on va présenter l’équipe de France la plus forte possible du moment. Ça fait deux mois qu’on le prépare, ce match », assure le sélectionneur.
Dix jours avant, le groupe de 34 joueurs avait débarqué à la résidence du XV de France à Marcoussis. « Ça a fait plaisir à tout le monde de se revoir parce qu’on était resté sur un moment quand même assez compliqué, assez difficile à digérer », confie Charles Ollivon qui, comme ses partenaires, n’a qu’une envie : se relancer.
Car France et Irlande se présentent dans ce Tournoi comme deux bêtes blessées après leur élimination brutale en quart de finale de la Coupe du Monde de Rugby 2023. « C’était très difficile pour chaque personne ici et pour moi, mon premier conseil, est d’utiliser cette énergie pour la victoire pendant le Six Nations », insiste l’Anglais Shaun Edwards, entraîneur en charge de la défense.
Si l’Irlande est stable, ce n’est pas le cas de l’équipe de France qui compte de nouvelles têtes dans le staff (Laurent Sempéré, Nicolas Jeanjean, Patrick Arlettaz) et dans le groupe (Nolann Le Garrec en tête mais aussi George-Henri Colombe, Emmanuel Meafou, Alexandre Roumat, Léo Barré, Nicolas Depoortère).
Vendredi 2 février : la tuile
La première tuile arrive quelques jours avant le match avec le forfait de Romain Taofifenua. Il est remplacé au pied levé par la sensation U20 dont on ne cesse de parler, Posolo Tuilagi, le jeune colosse de Perpignan (1,92m, 146 kg). Plus tôt cette semaine-là à Marcoussis, son papa Henry était venu offrir le cochon cuisiné à la manière traditionnelle des Samoa aux sociétaires du XV de France.
Mais ce match d’ouverture du Tournoi 2024 à Marseille ne va pas se passer comme espéré. La défaite 17-38 n’est pas seulement la plus lourde de Fabien Galthié en 45 matchs depuis qu’il est sélectionneur, mais aussi la deuxième plus grande défaite à domicile de l’équipe de France dans l’histoire du Tournoi. Triste première sélection pour Tuilagi et Le Garrec.
De quoi plomber l’ambiance et doucher les espoirs dès le début. En plus c’est la fin du tournoi pour Reda Wardi blessé et Paul Willemse pour un rouge qui a forcé les joueurs à jouer à 14 pendant 80% de la rencontre. « Les Irlandais ont fait le match, nous on a joué à 14. Quant à l’analyse de notre prestation, on va déjà prendre le temps de la digestion », confie Fabien Galthié.
« On n’a pas l’habitude. On joue pour gagner tous les matchs et ça fait mal à la tête. Mais on a du caractère. On l’a prouvé par le passé. Mais ce soir, on se protège, on est entre nous. Ce n’est pas le moment de chercher des responsables », assène le néo-capitaine pour cette campagne, Grégory Alldritt.
Mardi 6 février : l’introspection
Une seule défaite – en fait la deuxième de rang en comptant le quart contre l’Afrique du Sud – et voilà que les critiques s’abattent sur le XV de France. La cuillère de bois est-elle envisageable ? Depuis que le Tournoi est passé à six nations (2000), la France a chuté dès le premier tour dans sept d’entre elles et n’a fini avec la cuillère de bois qu’une seule fois, en 2013.
L’absence d’Antoine Dupont, comblée sans certitude par Maxime Lucu, pèse et la pression s’accroit. « Même si on avait eu Antoine, le niveau de rucks qu’on a eu et la qualité des sorties de balle, ça aurait été compliqué pour lui aussi », estime le troisième-ligne François Cros.
Le staff entreprend de recoller les morceaux pour préparer le deuxième match face à l’Ecosse. Tout au long de la semaine, le discours est le même : ce n’était qu’un match, il y en a cinq en tout. Fabien Galthié voit dans cet épisode « un grand bonheur que de retravailler sur l’analyse du match (…). » Un « bonheur » que tout le monde ne vit pas au même degré.
Ainsi Shaun Edwards s’agace face à la performance de l’équipe. « Nous n’avons pas joué aussi mal depuis quatre ans ! », tonne-t-il. « Au cours des quatre dernières années, on a gagné 75 %, 80 % de nos matchs. C’est la seule fois où j’ai l’impression que nous avons été en-dessous de nos standards. En tout : défense, conquête, jeu au pied, rucks, attaque, défense. C’était notre seule performance vraiment médiocre contre l’une des deux meilleures équipes du monde. » Comme discours de « grand bonheur », on a fait mieux.
Mais plutôt que de se taper la tête contre les murs, Fabien Galthié a une autre idée pour créer le déclic : casser des œufs… A Marcoussis, deux chefs étoilés sont invités à rencontrer les joueurs. Yves Camdeborde, un maître de la bistronomie, cette cuisine française simple mais magnifiée, et le très cathodique Christian Constant, jadis membre du jury de Top Chef. Camdeborde souligne que l’amour pour les gestes simples en cuisine reflète l’attitude nécessaire pour surmonter les défis difficiles. Cette leçon est incarnée dans un concours d’omelettes, rappelant la rigueur et la précision exigées dans le rugby. La recette sera appliquée à Murrayfield.
Samedi 10 février : la victoire à trois doigts
Galthié avait prévenu, du moment que son équipe gagne, « ça me va ». Même sans flamboyance face à l’Ecosse, « je coche ». Et c’est ce qui se produit en Ecosse. En difficulté et menée pendant 70 minutes, la France devra son salut à un banc conquérant qui lui permettra d’arracher la victoire à Murrayfield, 16-20.
Et encore, grâce à la vidéo. Alors que le chrono est dans le rouge, les Écossais semblent marquer, mais l’arbitre Nic Berry hésite après examen de la vidéo avant de refuser l’essai. « J’ai mis la main en dessous du ballon donc je savais qu’il n’y avait pas essai », affirme Posolo Tuilagi. « On se dit que, à trois doigts, le match et le sort sont différents. On passe d’une victoire compliquée à une troisième défaite d’affilée », abonde Louis Bielle-Biarrey. L’honneur est sauf mais le capitaine Alldritt est sorti blessé.
Galthié parle de « contenu parfait » au grand dam des observateurs et supporters qui notent un sérieux décalage entre la bulle de Marcoussis et la réalité. « En fait je me suis trompé », concèdera quelques jours plus tard le sélectionneur. « Quand je parle de contenu, je parle des hommes, je parle des vertus qu’on a, je parle du courage, je parle de solidarité, je parle de l’engagement. »
Bref, cette première semaine de repos du Tournoi arrive à point nommé pour faire redescendre la pression.
Mercredi 21 février : en plein doute
Le staff des Bleus n’a pas pris de repos, contrairement aux joueurs qui devaient recharger les batteries, mentalement et physiquement. Le défi reste immense. « On est conscient qu’il nous faut progresser sur beaucoup de points. Je découvre, je n’ai fait que deux matchs. De l’extérieur on a l’impression que d’un coup de baguette magique ça va aller d’un côté et de l’autre », relève Patrick Arlettaz, entraîneur en charge de l’attaque, un brin agacé.
« Après le match de l’Irlande, c’était déjà très ambitieux d’ambitionner une victoire en Ecosse. Il n’y avait qu’une victoire qui pouvait nous remettre sur de la marche en avant. Il faut faire mieux, oui, d’accord. Je sais. »
Les doutes ne sont pas dissipés à l’approche du match à Lille contre l’Italie, une équipe qui progresse à vue d’œil sous la conduite de son nouvel entraîneur Gonzalo Quesada, ancien du Stade Français. Pour remotiver ses troupes, le staff a la drôle d’idée d’inviter l’humoriste et animateur Mickaël Youn pour parler de son expérience.
« Je pense que je dois avoir un ratio de 30% de victoires pour à peu près 70% de défaites dans ma vie professionnelle », avoue-t-il. « Mais derrière un échec il peut naître des choses extrêmement créatives et extrêmement positives. »
Samedi 24 février : le nul à Lille
Alors qu’Antoine Dupont permet à l’équipe de France de rugby à sept de décrocher le bronze à Vancouver puis l’or à Los Angeles une semaine plus tard, le XV de France s’enfonce encore un peu plus en concédant le nul face à l’Italie (13-13) ; le premier en 50 confrontations. Et là encore la France échappe miraculeusement à la défaite. Un souffle venu de nulle part sous le toit fermé du stade Pierre-Mauroy fait tomber le ballon du tee du buteur italien Paolo Garbisi qui n’a plus que dix secondes avant de taper la transformation de la victoire. Perturbé, il manquera sa cible.
Esteban Abadie vit sa première sélection, Jonathan Danty reçoit un rouge et Jalibert se blesse et met fin à sa charnière avec Lucu. « On a vécu pas mal de galères comme on peut le vivre aujourd’hui, mais je sais qu’on a su relever la tête et qu’on saura le faire dans le futur, dans deux semaines à Cardiff », commente Romain Taofifenua, alors qu’il reçoit sa 50e cape, en même temps que Cyril Baille.
« C’est un moment difficile, il faut toujours relativiser. On est l’équipe de France et on doit donner l’exemple », exhorte Fabien Galthié. « Nous allons nous relever. C’est un test de force et de courage pour nous et il faut le vivre à fond. »
Comme dit le proverbe : c’est quand on est au pied du mur qu’on voit mieux le mur. Ou encore cette fameuse chanson de Bill Deraime : « Pour remonter à la surface souvent vaut mieux toucher le fond ». Ça tombe bien, la France y est.
Lundi 4 mars : la bascule
Après une seconde semaine de repos, le Tournoi entre dans sa partie charnière avec encore deux rounds à jouer. Malgré son début de Tournoi chaotique, la France fait toujours partie des « probables » pour le titre, selon certains observateurs.
Pour cela, elle va devoir corriger un bon nombre de secteurs de jeu mais aussi sa discipline. « Ça fait trois matchs où on est pas mal en difficulté à ce niveau-là. Il faut rester disciplinés sinon ça devient beaucoup trop compliqué », remarque le trois-quarts centre Gaël Fickou (90 sélections) en conférence de presse, à quelques jours d’aller jouer au Pays de Galles.
Sous l’ère Galthié, la France compte traditionnellement toujours trois cartons jaunes et un carton rouge dans le Tournoi des Six Nations. Et après seulement trois journées, le ratio est déjà atteint avec trois jaunes et deux rouges. Un constat qui servira d’électro-choc ; pour le reste du Tournoi, le XV de France sera l’équipe la moins pénalisée.
La reprise est difficile. Staff et joueurs mettent les choses à plat pour repartir de l’avant. Les visages sont crispés et les sourires sont rares. « Vous dire qu’il y avait de grands éclats de rire sur ce début de semaine, ce serait mentir », confirme Patrick Arlettaz. Chaque joueur vide son sac ; les leaders sont face à Galthié. On parle cohésion, exigence, travail d’équipe.
« Mais une fois que les choses sont dites, que le match est débriefé, que les attitudes individuelles sont débriefées, on redevient des hommes et on mange ensemble », nuance William Servat, entraîneur en charge des avants. La semaine qui s’ouvre sera l’une des plus intenses de ces quatre dernières années.
« Je suis convaincu qu’à très court terme on sera redoutables et très durs à gagner », prédit encore Fickou. « Il va nous falloir cet exploit. On en a besoin d’un à chaque Tournoi et là, il va falloir le sortir ; je pense que Cardiff est l’endroit parfait », martelait Greg Alldritt dans le vestiaire de Lille après le match contre l’Italie. « On y va pour gagner, mais surtout, surtout, remettre notre honneur à notre place », insiste Thomas Ramos. Galthié fera appel au « cœur des hommes ».
Comme un rappel permanent, sur un des murs du vestiaire a été apposé un panneau : « le nous avant le moi ».
Dimanche 10 mars : l’étincelle
Au lendemain de l’exploit de l’Angleterre vainqueur sur l’Irlande et de l’Italie triomphante sur l’Ecosse, c’est au tour de la France de faire basculer son Tournoi. Cette 4e journée est vraiment celle où tout se joue. « On cherche pas à briller, on cherche à faire briller le mec à côté pendant 80 minutes », lance Greg Alldritt juste avant de rentrer sur la pelouse.
Certes le Pays de Galles est un ton en dessous cette année, mais cette victoire record à Cardiff (45-24) coche toutes les cases. Les Français y ont sans aucun doute livré leur meilleur match de l’année, ponctué par la première sélection d’Emmanuel Meafou (qui fera le tour d’honneur du stade avec son fils de trois mois dans les bras), de Nicolas Depoortère, de Léo Barré et de George-Henri Colombe. L’avenir de cette équipe.
« Aujourd’hui, on s’est retrouvés », clame Charles Ollivon. « Rien qu’à voir les sourires quand on est sorti, ça en dit beaucoup », appuie Grégory Alldritt, de retour au capitanat. « Ces derniers temps, ça n’a pas été facile mais ce soir nous avons envoyé un message. Tout le groupe a pris beaucoup de plaisir, moi aussi », confie le demi de mêlée Nolann Le Garrec, auteur d’un essai et d’une chistera mémorable pour sa première titularisation en trois tests, digne remplaçant d’Antoine Dupont.
Staff et joueurs ont intégré trois ingrédients dans la recette pour gagner : le maintien de l’animation offensive, une meilleure organisation (notamment de la nouvelle charnière qui se révèlera en effet plus performante) et de la fraîcheur (l’entrée des finisseurs sera décisive dans les deux dernières rencontres).
« On est dans une période qu’on n’a pas vécue depuis cinq ans. Je vois le verre plein plutôt que vide. Je pense que ça va nous faire grandir et nous rendre meilleurs pour la suite », prophétise Fabien Galthié.
Jeudi 14 mars : la confirmation
Cette victoire à Cardiff a regonflé l’équipe avant la dernière journée et la réception de l’Angleterre pour le 111e Crunch. « On retrouve aussi notre public à Lyon et on a envie de leur donner beaucoup. On sait qu’on les a pas toujours rassasiés pendant ce Tournoi ; il y aura ce challenge-là », estime le capitaine Alldritt.
« Une victoire, sur le classement ça ferait quelque chose de sympa, mais ça n’effacerait pas, parce qu’il ne faut pas effacer. Les cicatrices font partie de la vie. Il n’y a aucune très grande équipe, comme l’est l’équipe de France, qui ne s’est pas construite sur des moments difficiles », nuance Patrick Arlettaz.
Après sept semaines de travail en commun, les fondations sont enfin en place et les automatismes sont présents. Pour la première fois, Galthié reconduit son équipe à l’identique.
Samedi 16 mars : le Tournoi sauvé
Avec une journée de préparation en moins par rapport aux Anglais, les Français vont continuer sur leur lancée. « On refait ce qu’on a fait le week-end dernier. On n’a rien inventé depuis. On refait un max d’énergie », transmet Alldritt.
Et dès le coup d’envoi à Lyon, la pression du XV tricolore se fait suffocante sur les Anglais qui sont empêchés de produire le moindre jeu. Malgré un passage à vide au cœur du match où l’Angleterre passe 21 points sans en encaisser aucun, les Français continuent de remonter à force de sang-froid et de détermination, jusqu’à cette pénalité de Thomas Ramos qui offre la victoire 33-31 et la deuxième place dans le Tournoi.
« La pénalité à 800 000€ », titrera la presse, en référence au montant de la prime que touchera la Fédération Française de Rugby pour avoir terminé deuxième du Tournoi (2,8 millions d’Euros) et non troisième (2 millions d’euros).
« C’est un beau Tournoi, un super Tournoi. On a vécu un Tournoi d’enfer. Au sens propre, comme au sens figuré », souffle Fabien Galthié juste après la rencontre. « C’était brûlant, tout le temps ; il n’y avait pas de répit. On était tout le temps sur la brèche. On était parfois sur la cime, parfois sur la tranche.
« Il fallait être solide et les gars ont été super solides. Je parle des joueurs, je parle du staff. A un moment, il fallait que nous aussi on apporte de la puissance quand on sentait que les gars en manquaient un peu, qu’ils doutaient, qu’ils étaient un peu chahutés. C’est ce qui me touche plus : quand les joueurs sont chahutés.
« Parce que si on les prend, on a envie de vivre des bons moments et pas des moments douloureux. On se sentait coupables avec le staff de vivre ces moments-là et on a tout fait pour que ça ne dure pas. Et eux étaient prêts aussi à faire en sorte que ça ne dure pas. On a vécu autre chose, mais c’était d’enfer. C’est pas mal, d’enfer. On est passé par tous les états d’âme. »
Si la France n’a pas remporté la Palme d’or comme l’excellent film Anatomie d’une chute, elle mérite amplement, elle aussi son Oscar de meilleur scénario original.