Bleus vs All Blacks : la guerre pour Tuifua ne fait que commencer
Par Gavin Mortimer
Il faut environ deux heures et 41 minutes pour relier Nouméa, la capitale de la Nouvelle-Calédonie, à Auckland, en Nouvelle-Zélande. Le temps de vol entre l’île du Pacifique et Paris est d’environ 28 heures, avec quelques escales.
C’est un long voyage, que connaissent de plus en plus d’internationaux français partis jouer au rugby professionnel en France. Logiquement, car les natifs de Nouvelle-Calédonie sont des citoyens français comme tous les autres, même si l’île est une “collectivité d’outre-mer à statut particulier”, comme le stipule la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998.
Laurent Simutoga, professeur au collège Lindisfarne à Hawke’s Bay, a récemment souligné la brièveté du trajet en avion entre Nouméa et la Nouvelle-Zélande. « Si leur maison ou leurs proches leur manquent, Nouméa n’est qu’à trois heures de vol », rappelle-t-il, lui qui est né dans cette ville il y a 36 ans.
« Ils », ce sont les jeunes de Nouvelle-Calédonie, de plus en plus tentés par l’idée d’aller jouer au rugby en Nouvelle-Zélande. Simutoga a été le premier à faire le voyage, en 2005, en arrivant à Lindisfarne pour compléter sa formation académique et rugbystique.
Simutoga est ensuite parti en France, où il est devenu en 2007 le premier Néo-Calédonien à représenter la France, tous niveaux confondus (U21). Il a également porté les couleurs du Stade Français et de La Rochelle. Depuis, de nombreux joueurs venant du Pacifique ont suivi son exemple et enfilé le maillot bleu : Sébastien Vahaamahina, les frères Romain et Sébastien Taofifénua, Peato Mauvaka, Yoram Moefana, Sipili Falatea, Christopher Tolofua…
Depuis que Simutoga est arrivé à Lindisfarne, 32 autres Néo-Calédoniens et cinq Wallisiens et Futuniens (Wallis-et-Futuna est une collectivité d’outre-mer française du Pacifique) ont suivi, car le lien entre l’école et ces îles s’est renforcé.
En 2017, Lindisfarne a envoyé une équipe en Nouvelle-Calédonie pour participer au tournoi Griffin’s Seven, un événement qui attire des équipes de la région du Pacifique et d’ailleurs. En 2019, la Section Paloise a envoyé une de ses équipes participer au tournoi, tout comme Lindisfarne pour la troisième année consécutive.
« Tuifua a le profil type du 3e ligne néo-zélandais. Athlétique, rapide, agressif, puissant plaqueur, il a tous les attributs d’un bon N.8. »
Pour Simutoga, la possibilité d’emmener une équipe en Nouvelle-Calédonie n’était pas seulement l’occasion d’expérimenter le rugby différemment, mais aussi de retrouver sa famille et ses amis. L’un des membres de sa famille est justement Patrick Tuifua, son neveu. Quelques mois après avoir participé à l’édition 2019 des Griffins Rugby Sevens, Tuifua a enfilé le costume d’élève de Lindisfarne.
Il était, selon son oncle, « très timide » lors de ses premiers mois à Lindisfarne, mais le rugby l’a fait sortir de sa coquille. « Il a le profil typique d’un 3e ligne néo-zélandais », explique Simutoga à propos de Tuifua. « Athlétique, rapide, agressif, puissant dans ses plaquages, il a tous les attributs d’un bon N.8 ».
Les performances de Tuifua ne tardent pas à être remarquées en dehors de Lindisfarne. En septembre 2022, il est le seul élève de son école à être sélectionné dans l’équipe des Hurricanes des moins de 18 ans, qui compte 50 joueurs. Un an plus tard, il est retenu dans l’équipe senior des Hawke’s Bay Magpies, aux côtés des All Blacks Brodie Retallick et Brad Weber, pour le championnat national des provinces (Bunnings NPC) de cette saison.
Aujourd’hui, Tuifua, pas encore 20 ans, est au centre d’un bras de fer entre la France et la Nouvelle-Zélande, et il ne sera sans doute pas le dernier Néo-Calédonien à se retrouver dans une telle situation.
Jusqu’à il y a peu, Patrick Tuifua évoluait sous les radars de la Fédération française de rugby (FFR). Ce n’est que lorsque Canal Plus a diffusé un match de son équipe néo-zélandaise qu’elle s’est intéressée à lui. Mais les Kiwis avaient pris les devants en invitant Tuifua pour un stage avec les Baby Blacks en novembre 2023.
Cela a incité les Français à passer à l’action. En l’espace de quelques semaines, Tuifua (1,91 m, 115 kg) jouait pour les U20 français lors du Tournoi des Six Nations 2024, produisant deux prestations remarquables contre l’Irlande et l’Écosse, avec notamment un essai tout en puissance, donnant un bel aperçu de ses capacités.
Puis il est reparti en Nouvelle-Zélande, où il est sous contrat avec les Hawke’s Bay jusqu’à fin 2025. « C’était le plan. C’était calculé, on n’a pas le choix », expliquait alors Sébastien Calvet, le sélectionneur de l’équipe de France U20. « Ce n’est pas qu’on ne voulait pas avoir Patrick ».
Toutefois, le jeune colosse a déjà remis les pieds en métropole. Tuifua était de retour en France fin mars, accueilli par La Rochelle qui, selon le Midi Olympique, fait partie de la longue liste des prétendants prêts à accueillir ce talent brut : Toulon, le Stade Français, Clermont et Montpellier seraient également aux aguets.
Le RCT semble particulièrement intéressé ; Tuifua a visité les installations du club de la Côte d’Azur et son président, Bernard Lemaître, a récemment déclaré à Var Matin qu’il rêvait de recruter Tuifua.
Un obstacle majeur pourrait bien se dresser sur la route de tous ces clubs du Top 14 : le joueur lui-même. On dit Tuifua « séduit » par le Super Rugby et que son ambition est de jouer pour les Hurricanes. Il aimerait aussi beaucoup l’idée de jouer un jour pour les All Blacks.
Jono Gibbes, responsable de l’équipe néo-zélandaise des moins de 20 ans, connaît bien le rugby français pour avoir été entraîneur à La Rochelle et à Clermont. « Patrick reste éligible pour les All Blacks. Si les Hurricanes l’ont recruté, c’est qu’ils croient en lui. Et c’est la voie royale vers les All Blacks », juge-t-il, dans une interview accordée à L’Equipe.
« Pour avoir échangé avec lui, ce qui lui tient à cœur, c’est de jouer le Super Rugby. Certains disent qu’il aimerait jouer avec les All Blacks. Ce n’est pas exactement ça : j’ai discuté avec lui, et son souhait, c’est de jouer le Super Rugby. Ce sont deux choses différentes », contrebalance Calvet.
Tuifua reste éligible pour les All Blacks, bien qu’il ait joué pour les U20 français. Mais le staff bleu a exprimé la volonté d’emmener Tuifua à la Coupe du monde U20, au mois de juillet en Afrique du Sud. A moins qu’il n’aille directement chez les grands : Fabien Galthié pourrait-il le sélectionner pour la tournée d’été de la France en Argentine ? S’il jouait l’un de ces deux tests, cela mettrait fin à l’intérêt des All Blacks.
Le père de Tuifua, Jean-Philippe, est le président du Vikings 988 RFC (connu auparavant sous le nom de JSL Normandie Rugby), le club de Nouvelle-Calédonie où Patrick a commencé à jouer au rugby. Interrogé récemment sur l’avenir de son fils, il a répondu : « Il s’est passé beaucoup de choses pour lui en à peine un an… Nous avons eu de belles propositions en métropole, mais Patrick n’en est qu’au début de sa formation ».
Et le paternel de juger un départ pour un club de Top 14 trop précoce. « En France, ce n’est pas la même façon de faire. Il faut qu’il continue à apprendre » en Nouvelle-Zélande.
Il y aurait sans doute plus d’argent à gagner en France, mais Tuifua estime, peut-être à juste titre, que l’adaptation de son fils serait plus compliqué qu’en Nouvelle-Zélande, où vit une importante population polynésienne.
L’un des premiers Néo-Calédoniens à s’installer en France fut Willy Taofifénua, le père des internationaux français Romain et Sébastien. Il avait 18 ans lorsqu’il a quitté Nouméa pour Mont-de-Marsan en 1988.
« Les premiers mois ont été difficiles. Sans ma famille, j’étais un peu isolé », se souvient-il. « J’ai eu beaucoup de mal à m’adapter. Au bout de six mois, je voulais rentrer chez moi, mais j’ai fait venir ma famille en France et ça s’est arrangé ».
L’isolement vécu par Taofifénua et d’autres joueurs venus en France est évidemment moins problématique pour les Néo-Calédoniens vivant en Nouvelle-Zélande, même si les conditions d’accueil des joueurs venant du bout du monde ont beaucoup changé depuis 1988. De plus, si l’on prend en compte les Néo-Calédoniens, les Wallisiens, les Fidjiens, les Tongiens, les Samoans ou les Maoris, les Polynésiens sont désormais bien représentés dans notre championnat.
Toutefois, si La Rochelle et Toulon peuvent offrir à Patrick Tuifua un salaire supérieur aux clubs de l’hémisphère sud, ils ne pourront jamais rivaliser avec les équipes kiwis sur le plan de la proximité géographique. Suffisant pour convaincre Patrick Tuifua de jouer en noir plutôt qu’en bleu ? Réponse probable dans les mois qui viennent.
Cet article a été à l’origine publié en anglais sur RugbyPass.com et adapté en français par Jérémy Fahner.
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