Erasmus et les équipes "B" : diviser pour mieux régner
Essayez d’imaginer combien de fois Rassie Erasmus et Jacques Nienaber ont dû se défendre d’avoir aligné des équipes de Springboks « bis », voire pire. Les critiques venues de l’étranger accusent les Sud-Africains de manquer de respect à leurs adversaires, tandis que les experts locaux et les anciens joueurs déplorent la dévalorisation du maillot. Mais comme c’est généralement le cas avec Erasmus, il y a de la méthode dans la folie.
Les entraîneurs des Boks ont en effet régulièrement fait tourner l’équipe entre 2018 et 2023. Et Erasmus a confirmé que cette pratique se poursuivrait jusqu’à la Coupe du monde 2027, alors qu’il cherche à développer une équipe capable de remporter un troisième titre planétaire consécutif.
Lorsqu’Erasmus a fait cette déclaration en février, il a semblé qu’il cachait son ambition, plus intime, de transformer les Boks en une séduisante machine tout terrain. Ses hommes ont remporté deux Coupes du monde, un Rugby Championship et une série des Lions, mais n’ont jamais dominé le jeu comme a pu le faire la grande équipe des All Blacks des années 2010.
Depuis 2018, les entraîneurs des Boks ont aligné ce que l’on pourrait considérer comme une équipe B à 20 reprises, pour 17 victoires et trois défaites
Il ne faut pas sous-estimer les défis logistiques auxquels est confronté le rugby sud-africain, ni l’impact d’un calendrier impitoyable de 12 mois. Mais les structures mises en place par Erasmus au cours de la dernière décennie – en tant que responsable des performances de la SA Rugby, puis directeur du rugby et entraîneur en chef – portent leurs fruits, et il y a trois ou quatre joueurs de classe mondiale à presque tous les postes.
Sinon, comment les Boks auraient-ils pu se rendre en Australie sans 12 des vainqueurs de la Coupe du monde et écraser les Wallabies 33 à 7 à Brisbane ? Comment Erasmus aurait-il pu faire 11 changements avant le match suivant à Perth et remporter une autre victoire retentissante de 30 à 12 ?
Les Boks sont considérés comme les favoris de leur double confrontation avec la Nouvelle-Zélande, qui leur permettra de mettre un terme à leur longue disette en Freedom Cup (le trophée en jeu entre les deux nations, ndlr).
Il convient toutefois de prendre un peu de recul pour examiner la manière dont Erasmus a développé l’équipe pour en arriver à ce stade.
Depuis 2018, les entraîneurs des Boks ont aligné ce que l’on pourrait considérer comme une équipe B à 20 reprises, pour 17 victoires et trois défaites.
Si l’on soustrait de l’équation les rencontres de Coupe du Monde contre des équipes du Tier 2, ainsi que la récente victoire 64-21 sur le Portugal, le bilan des Boks en matière de victoires avec une équipe dite « affaiblie » reste impressionnant : 12 sur 15 (80 %).
Erasmus a donné le ton dès le début de l’année 2018. Tous les sélectionneurs du monde diront qu’il faut gagner son premier test, car le public et les médias ont tendance à juger votre aptitude au poste sur ce premier résultat.
Mais Erasmus a choisi une équipe expérimentale pour son premier match contre le pays de Galles joué à Washington, tandis que son équipe première restait en Afrique du Sud pour préparer une série de trois tests contre l’Angleterre. Sept joueurs ont fait leurs débuts dans le XV de départ, et seuls deux d’entre eux – Pieter-Steph du Toit et Wilco Louw – ont affronté l’Angleterre lors du premier test.
Le pays de Galles l’avait emporté 22-20 et, en Afrique du Sud, on avait le sentiment qu’Erasmus s’était trompé dans ses calculs et avait dévalorisé le maillot des Boks.
Les critiques se sont évidemment tues quand l’équipe première, bien reposée, qui comptait également quelques débutants (RG Snyman, Aphiwe Dyantyi et Sbu Nkosi) et un nouveau capitaine (Siya Kolisi), a remporté les deux premiers tests de la série contre l’Angleterre. Après la victoire à Bloemfontein qui leur assurait le gain de la série, Erasmus a procédé à huit changements dans son XV de départ et, cette fois, les Boks se sont inclinés (10-25).
Plus tard, Erasmus et Nienaber évoqueront l’équilibre de leurs équipes « B » et citeront ce match comme un exemple de ce qu’il ne faut pas faire.
Les attentes étaient mesurées avant la saison 2019 mais, une fois de plus, Erasmus a été largement critiqué lorsqu’il a décidé de scinder son groupe en deux pour le Rugby Championship. Un groupe majoritairement composé de seconds couteaux s’est préparé pour le match d’ouverture contre les Wallabies à Johannesburg, tandis que l’équipe première s’est rendue en Nouvelle-Zélande pour se focaliser sur le match suivant contre les All Blacks.
Erasmus a expliqué que la nécessité de jouer à Johannesburg une semaine et à Wellington la semaine suivante exigeait une approche inventive. C’est ainsi que ses troupes ont remporté une victoire de 35-17 sur l’Australie, bonus offensif à la clé. La semaine suivante, l’équipe première ramenait un match nul de Nouvelle-Zélande, ouvrant la voie au premier titre des Boks dans l’hémisphère sud depuis dix ans.
Cette année, des 5e choix vainqueurs du pays de Galles
Trois ans après la victoire en Coupe du monde, les 14 changements effectués avant le 2e test contre le pays de Galles, en juillet 2022, ont provoqué encore plus de remous. Seul Eben Etzebeth a été titulaire lors des deux matchs. Handré Pollard était propulsé titulaire alors qu’il arrivait tout juste d’Europe. Kurt-Lee Arendse et Evan Roos fêtaient leur première titularisation dans un XV de départ qui manquait d’automatismes, et les Boks s’étaient inclinés 13-12.
Après coup, Nienaber a défendu la décision d’offrir du temps de jeu aux joueurs en vue de l’avenir, tout en reconnaissant que l’équipe manquait d’équilibre.
Plus tard dans la saison, plus de la moitié de l’équipe type a manqué le deuxième test contre les Wallabies à Sydney. Cette fois, les Boks ont trouvé la bonne formule pour s’imposer 24 à 8 et mettre fin à une série de neuf ans de défaites en Australie.
Les blessures de joueurs clés ont contraint Nienaber à poursuivre ses expérimentations, et une équipe composée essentiellement de joueurs de second plan n’a pas réussi à remporter le Rugby Championship, malgré deux victoires consécutives contre l’Argentine.
En vue de la saison 2023, Erasmus et Nienaber ont dépoussiéré le plan de jeu de 2019. L’équipe a été divisée pour les deux premiers matchs, bien que les gros bras aient perdu 35-20 en Nouvelle-Zélande. Les entraîneurs ont continué à expérimenter, les réservistes ayant impressionné lors de la victoire 52-16 au pays de Galles en match de préparation, avant que l’équipe type n’écrase les All Blacks à Twickenham. Il y a deux mois, rebelote, lorsqu’une équipe des Boks très remaniée avait écrasé le pays de Galles 41-13.
Comme l’a fait remarquer l’ancien 3e ligne des Boks Schalk Burger avant le 2e test, beaucoup des joueurs alignés pouvaient être considérés comme des 5e choix – sans leur manquer de respect – dans l’immense réservoir sud-africain.
Morné van der Berg, par exemple, était le 3e demi de mêlée du groupe derrière Cobus Reinach et Grant Williams, alors que les champions du monde Faf de Klerk et Jaden Hendrikse étaient absents sur blessure.
Le banc de touche était rempli de vétérans qui totalisaient 419 sélections. Erasmus a donné aux joueurs les plus jeunes et les moins expérimentés l’occasion de faire leurs preuves en première mi-temps, avant d’envoyer les anciens terminer le travail.
Qui devrait débuter les matchs importants à venir contre les All Blacks ? La question fait désormais l’objet d’un débat acharné, ce qui constitue en soi un hommage à ce qu’a accompli Erasmus. Le groupe de 37 joueurs pour la série de la Freedom Cup a été annoncé en début de semaine et, à part l’appel du 3e ligne de Montpellier Nicolaas Janse van Rensburg – qui a joué pour la dernière fois avec les Boks en 2021 – il n’y a pas de surprise.
Six vainqueurs du Mondial sont toujours indisponibles sur blessure (Damian Willemse, Faf de Klerk, Franco Mostert, Jean Kleyn, Deon Fourie and Lood de Jager) tandis que Trevor Nyakane se tient prêt.
Wilco Louw, qui a remporté le titre en Premiership avec les Harlequins et a transformé la mêlée des Bulls depuis son retour en Afrique du Sud, n’a pas été retenu.
Il est devenu beaucoup plus difficile de classer les joueurs comme premiers ou seconds choix depuis qu’Erasmus a introduit le concept de « bomb squad » en 2019. Désormais, les remplaçants au coup d’envoi ont la responsabilité de terminer un match avec le respect que l’équipe mérite.
Le banc plus fort que les titulaires ?
Avant la finale de la Coupe du monde 2019, le sélectionneur anglais Eddie Jones avait observé que le banc des Boks était meilleur que le XV de départ à certains égards. Bien qu’il s’agisse d’un point de vue subjectif, la remarque met en évidence la qualité des deux groupes de joueurs.
Peut-on affirmer que Bongi Mbonambi est le talonneur N.1 et Malcolm Marx le N.2 ? Quid de Steven Kitshoff et Ox Nche en pilier gauche, de Frans Malherbe et Vincent Koch en pilier droit ? On pourrait évoquer Lood de Jager et Franco Mostert à l’attelage, Siya Kolisi et Kwagga Smith en flanker côté ouvert, De Klerk et Reinach à la mêlée, Jesse Kriel et Lukhanyo Am en 2e centre, les ailiers Cheslin Kolbe et Kurt-Lee Arendse face à Canan Moodie et Makazole Mapimpi, Willemse et Willie le Roux à l’arrière…
En 2024, Erasmus a porté son plan de développement à un niveau supérieur, et plus que jamais les joueurs se disputent les minutes de jeu à tous les postes ou presque.
Le sélectionneur continuera à évoquer l’approche de la Coupe du Monde 2027, l’objectif le plus important de l’équipe. Si l’équipe parvient à remporter trois titres consécutifs, personne ne se souviendra qu’elle a perdu quelques matchs en cours de route.
Peut-être qu’on n’arrivera jamais au point où les Boks font tourner massivement leur équipe à l’heure d’affronter All Blacks, l’Irlande, la France, ou un autre adversaire de premier plan.
Mais avec la richesse des talents à leur disposition, ils peuvent continuer à diviser leurs ressources sans perdre beaucoup de puissance, et – on vous le dit tout bas – améliorer leur bilan global de victoires entre chaque Coupe du Monde.
Cet article a été publié à l’origine en anglais sur RugbyPass.com et adapté en français par Jérémy Fahner.
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