Vers la fin du congé sabbatique des All Blacks ?
Par Gregor Paul
Le séjour de Jordie Barrett au Leinster, prévu pour la deuxième partie de la saison 2024-2025 va-t-il changer la politique néo-zélandaise vis-à-vis des cadres All Blacks qui partent pour quelques mois en Europe ou au Japon ? Jusqu’à présent, ne pas être sous contrat avec la fédération – et donc évoluer avec une franchise de Super Rugby, équivalait à tirer un trait sur la sélection. Cela pourrait changer.
Cela devient de plus en plus difficile pour New Zealand Rugby (NZR) d’affirmer qu’il agit ainsi pour protéger le championnat domestique, tout en autorisant ses meilleurs joueurs à disparaître à leur guise pour ne pas jouer le Super Rugby Pacifique.
A l’heure actuelle, le capitaine et le vice-capitaine des All Blacks, Sam Cane et Ardie Savea, évoluent au Japon, tout comme Beauden Barrett, deux fois lauréat du prix du meilleur joueur du monde.
Et maintenant, voilà que Jordie Barrett va rester en Europe à l’issue de la tournée d’automne des All Blacks, et passera six mois au Leinster. Ce séjour va sans aucun doute lui permettre de développer ses compétences rugbystiques et ouvrir son esprit, mais il soulèvera également plus de questions sur le futur du Super Rugby et sur la stratégie choisie par NZR, qui semble dépassée et manquer de cohérence.
Les répercussions de ces « congés sabbatiques » ne sont pas loin d’être dramatiques pour le Super Rugby Pacific, au moment même où il se bat pour sa survie.
Cela prive la compétition de ces noms les plus célèbres, donne l’impression que sa valeur est faible, et accrédite l’idée que les joueurs subissent le Super Rugby plus qu’ils ne l’apprécient.
Et cela cause des dégâts financiers. Les clubs de Super Rugby connaissent des difficultés économiques, à l’image des Hurricanes qui ont annoncé des pertes à hauteur d’1,4 million de dollars. « C’est un problème, c’est certain. A 100% », soupire Russell Poole, membre du conseil d’administration de la franchise de Wellington.
La perte de Barrett pour la saison 2025 ne changera pas grand-chose pour les Hurricanes sur le plan financier. Mais son absence – ainsi que l’absence probable d’autres cadres des All Blacks en congé sabbatique entre deux Coupes du Monde – ne va pas aider NZR à obtenir un meilleur contrat de diffusion de la part de Sky TV.
Le problème pour la fédé néo-zélandaise, c’est qu’elle a ouvert la boîte de Pandore en 2008, quand elle a introduit le concept du congé sabbatique pour la première fois.
Les clubs sont également mécontents de devoir gérer la charge de travail des joueurs internationaux. Tous ceux qui participent à la Coupe du monde doivent par exemple manquer au moins deux matches cette saison, tandis que la NZR tolère les contrats sabbatiques qui permettent aux meilleurs talents d’être exploités sans retenue par des clubs étrangers.
La pression pour freiner ces départs vient aussi de la nouvelle commission du Super Rugby, qui cherche à mieux commercialiser la compétition, et la promouvoir auprès d’un public plus large.
Une fois encore, cela parait compliqué quand tant de grands noms ont l’autorisation de quitter la compétition par son propre patron.
Le problème pour la fédé néo-zélandaise, c’est qu’elle a ouvert la boîte de Pandore en 2008, quand elle a introduit le concept du congé sabbatique pour la première fois.
Le premier à en bénéficier fut Daniel Carter, qui s’apprêtait à quitter la Nouvelle-Zélande pour de bon quand son contrat fédéral a pris fin en 2008.
La NZR a alors sorti un plan de sa manche : autoriser un contrat de six mois avec Perpignan, à condition de signer un contrat à plus long terme avec sa fédération qui l’amènerait jusqu’à la Coupe du Monde suivante.
C’était plutôt malin, car Carter a passé sept saisons de plus en Nouvelle-Zélande après son passage en Catalogne, au cours desquelles il a aidé les All Blacks à remporter deux Coupes du Monde et s’est imposé comme l’un des meilleurs numéros 10 de l’histoire.
Richie McCaw n’a pas pris part au Super Rugby 2012, et est revenu au jeu régénéré après une année de voyage et de repos. Conrad Smith a fait l’impasse sur la tournée d’automne en Europe en 2013 pour aller construire des écoles en Afrique.
La NZR avait créé un précédent, et d’autres cadres ont alors réclamé le même traitement que celui offert à Carter.
L’instance gouvernante avait alors la volonté d’accéder à ces demandes, mais après avoir vu Carter se blesser gravement au tendon d’Achille au bout de cinq matchs disputés sous le maillot de l’USAP, l’idée a été plutôt d’encourager les joueurs cadres à prendre du temps pour se reposer et récupérer, plutôt que de continuer à jouer.
Une fois de plus, cela ressemblait à une décision judicieuse : Richie McCaw n’a pas pris part au Super Rugby en 2012, et est revenu sur les terrains régénéré après une année de voyages et de repos.
D’autres exemples existent. Conrad Smith a zappé la tournée d’automne en Europe en 2013 pour aller construire des écoles en Afrique. Ben Smith a manqué la 2e moitié de la saison internationale en 2017, et de nombreux joueurs ont repris le Super Rugby à mi-compétition.
A la base, le concept de congé sabbatique encourageait les joueurs à prendre un véritable congé sabbatique. Ils avaient gagné le droit de prendre du temps pour s’adonner à ce qu’ils voulaient faire.
Mais le concept a pris un coup dans l’aile fin 2018, quand la ligue japonaise a modifié ses dates pour tenir compte de la Coupe du Monde 2019. Les joueurs néo-zélandais ont alors perçu la possibilité de jouer deux saisons dans ce pays, tout en ne manquant qu’une seule campagne de Super Rugby.
Sam Whitelock, Beauden Barrett et Brodie Retallick ont tous prolongé leur contrat fédéral pour rester en Nouvelle-Zélande jusqu’à la Coupe du Monde 2023, tout en incluant des clauses de congés sabbatiques les autorisant à aller jouer au Japon.
La fédération All Black peut accepter que ses meilleurs talents sautent une saison de Super Rugby pour aller jouer au Japon, car elle estime que le niveau n’y est pas très élevé, tout en offrant aux joueurs des salaires qu’ils ne pourraient pas avoir en restant au pays.
En fin de compte, aucun joueur n’a fait de double saison, mais un nouveau précédent a été créé : la NZR était à nouveau ravie de tolérer des congés sabbatiques pendant lesquels les joueurs jouaient au lieu de se reposer.
A la condition non écrite qu’ils aillent jouer au Japon, où les saisons sont compatibles avec le Super Rugby et où le rugby, tout en étant rapide et compétitif, met moins l’accent sur la dimension physique.
La fédération All Black peut accepter que ses meilleurs talents sautent une saison de Super Rugby pour aller jouer au Japon, car elle estime que le niveau n’y est pas très élevé, tout en offrant aux joueurs des salaires qu’ils ne pourraient pas avoir en restant au pays.
Et ce système est un peu devenu la norme en Nouvelle-Zélande. Une fois qu’un joueur atteint 70 sélections sous le maillot noir, il demande un congé sabbatique et part jouer au Japon.
Mais le cadet des Barrett a changé la donne en déclinant une offre des Toyota Verblitz pour préférer rejoindre le Leinster.
« Dans l’ensemble, je pense que ce projet sera un vrai défi, mais un défi positif », a souligne Barrett à propos de son aventure irlandaise.
« Jouer dans des conditions différentes, contre des équipes différentes, avec des arbitres différents, cela va me pousser à faire évoluer mon jeu, et je vais ramener en Nouvelle-Zélande le meilleur de tout ça pour l’utilise, idéalement, au niveau international. »
« En tant qu’athlète professionnel, on a peu d’opportunités de ce genre, et j’aimerais pouvoir m’asseoir, dans 20 ou 30 ans, avec mes enfants ou mes petits-enfants, en sachant que je n’ai rien négligé et que j’ai saisi cette occasion de m’améliorer ».
La gestion contraignante des joueurs par leurs clubs dans le cadre du Super Rugby est depuis longtemps une source de discorde. Cette année, les Chiefs ont laissé Damian McKenzie au repos pour la rencontre contre les Crusaders – le seul match que les champions en titre ont remporté.
A 27 ans, Barrett, a raison de dire que son séjour en Irlande sera un défi et que cela le fera progresser en tant que joueur.
Mais cela suppose aussi qu’il joue 18 mois de suite sans véritable plage de repos, dont les six mois d’hiver européen, où il devra participer à l’URC et à la Champions Cup, des compétitions autrement plus physiques que le championnat japonais.
Il sera notamment en Irlande pendant le Tournoi des Six Nations et, bien que le sélectionneur des All Blacks Scott Robertson ait déclaré qu’il avait passé des mois à discuter du bien-être mental et physique de son N.12 durant son passage au Leinster, Barrett jouera probablement quelques matches pendant que la plupart de ses coéquipiers habituels seront avec leur équipe nationale.
Et c’est ce que beaucoup ont du mal à comprendre. Barrett, un atout précieux pour les All Blacks, va jouer 18 mois sans interruption – peut-être même plus s’il participe à la tournée de juillet des All Blacks dès son retour – alors que les clubs de Super Rugby en Nouvelle-Zélande doivent gérer la charge de travail de leurs joueurs internationaux.
La gestion contraignante des joueurs par leurs clubs dans le cadre du Super Rugby est depuis longtemps une source de discorde. Cette année, les Chiefs ont laissé Damian McKenzie au repos pour la rencontre contre les Crusaders – le seul match que les champions en titre ont remporté.
L’autre problème majeur créé par ces congés sabbatiques, c’est qu’ils ridiculisent la politique d’éligibilité des All Blacks mise en place par la NZR.
Jordie Barrett, comme son frère Beauden, Savea ou encore Cane, sera immédiatement sélectionnable avec les All Blacks alors qu’il n’aura pas participé à la campagne de Super Rugby.
En réalité, si ces joueurs sont retenus pour les test-matchs de juillet, auront été sélectionnés tout en évoluant à l’étranger alors que Richie Mo’unga, qui joue au Japon, ne sera lui pas éligible.
Fly-half Richie Mo’unga remains off limits to the All Blacks while he is with Toshiba Brave Lupus in Japan (Photo Koki Nagahama/Getty Images)Les exceptions créent de l’incompréhension et le sentiment que les règles du jeu ne sont pas les mêmes pour tous. Les clubs de Super Rugby ne conçoivent pas pourquoi le Leinster peut profiter de la présence de Barrett pour doper son image et la valeur commerciale de l’URC, alors qu’eux continuent à se battre pour leur survie.
A l’origine, le congé sabbatique était incontestablement une bonne idée. Mais ce n’est plus le cas, et le Super Rugby doit être mieux protégé et bénéficier d’un plan de haute performance plus cohérent de la part de la Nouvelle-Zélande.